LE PRINCE DE TALMONT ET LES FRERES CHOUAN

Egaillez-vous, mes gars, voilà les bleus ! (Cri de ralliement)

Les Vendéens, électrisés par l’enthousiasme de la victoire, poursuivirent long-temps les républicains, qui ne pouvaient résister à ces héros de la veille. Leurs succès, trop rapides et trop éclatans, perdirent la cause de la royauté ; ils éprouvèrent de sanglantes défaites, perdirent les plus valeureux, les plus intrépides de leurs chefs, et le représentant Garnier écrivait à la Convention nationale :
– “Citoyens ! dans toute la Vendée, il n’y a pas un chemin, un sentier où on ne trouve des cadavres”.

Plusieurs officiers passèrent alors dans le Maine où le Prince de Talmont avait déjà rassemblé une armée, connue, depuis quelques mois seulement, sous le nom de petite Vendée. Charles de Châtillon fut de ce nombre ; il passa la Loire avec ses malhauereux frères d’armes, poursuivis sans relâche par l’armée dite l’Infernale, sous les ordres du terrible Westermann. Le Prince de Talmont, qui s’était rendu maître du poste de Saint-Florent, protégea de tout son pouvoir leur passage sur la rive droite. Les habitans de Laval si vivement émus de la glorieuse misère des Vendéens, les reçurent comme des frères, comme des martyrs. Ils avaient à peine goûté quelques heures de repos, lorsque le bruit de canon se fit entendre dans la campagne ; ils coururent aux armes en criant vive le Roi ! mais ils furent bientôt rassurés en voyant flotter le drapeau blanc en tête de la colonne.

– Je reconnais les frères Cottereau ! s’écria le Prince de Talmont ; courons au devant de nos amis, qui viennent se joindre à nous.

Jean Chouan, à cheval, à la tête de ses paysans, presque tous couverts de peaux de chèvres, selon l’usage du pays, brandissait son sabre en signe de contentement. Tout le peuple accourait à sa rencontre, vivement curieux de contempler les traits de cet homme extraordinaire, dont la renommée racontait tant de merveilles.

L’extérieur de Jean Chouan répondait parfaitement à l’idée qu’on s’était formée de lui ; il était le plus mal vêtu de sa troupe ; mais il joignait à sa taille athlétique une mâle figure, à laquelle son oeil fier et son nez retors d’un coup de bâton ferré donnaient un aspect guerrier, qui charmait la multitude. Il arriva comme en triomphe au quartier-général. Le Prince de Talmont, s’apercevant de la pauvreté de ses vêtements, lui jeta son manteau sur les épaules.

– Ne t’offense pas, mon brave, lui dit-il, pauvreté n’est pas vice ; et ta mise ne prouve pas que tu fais un métier de la guerre.

Fier d’un présent si glorieux, Jean Chouan ne voulut plus quitter le manteau du Prince, et s’en servit pendant toute la campagne ; mais après la bataille du Mans, ce manteau se trouva tellement percé de balles et de coups de sabre, qu’il ne put le porter davantage. Parmi les officiers du Prince de Talmont, les dames remarquèrent un jeune  vendéens, qui jouissait de l’estime particulière du Prince, et qui s’était signalé, par mille traits de bravoure, au passage de la Loire. Le nom de Charles de Châtillon courut de bouche en bouche, et le fils de la Vendéenne reçut toutes sortes d’honneurs dans les premières maisons de Laval.

Un soir, il sortait d’un bal, suivi d’Henri de Larochejaquelein, et se dirigeait vers la demeure du Prince de Talmont ; au moment où il saluait la sentinelle, il fut arrêté par une femme, qui lui dit :

– M. l’officier, si je ne me trompe, vous êtes Charles de Châtillon ?

– Oui, mère ; que voulez-vous ?

– Vous avez libre accès auprès du Prince de Talmont ; je vous prie de lui présenter demain une demoiselle dont le père est votre prisonnier, et de vous intéresser en sa faveur, pour qu’elle obtienne sa grâce.

– Qui êtes-vous, bonne vieille, pour oser me parler si librement ?

– Peu vous importe, mon jeune gars … Me promettez-vous ?

– Je présenterai la demoiselle, répondit Charles de Châtillon, qui ne put s’empêcher de tressaillir en écoutant la vieille femme.

– Si vous obtenez la grâce du père, Suzanne-la-Belle viendra vous en remercier. Courage ! fils de la Vendéenne.

– Ma mère ! ma mère ! s’écria le jeune officier … Il courut après la vieille femme ; mais elle disparut comme par enchantement, et Charles de Châtillon rentra dans la maison du Prince, sous le poids d’une pénible préoccupation.

Le lendemain, de grand matin, une jeune demoiselle remarquable par sa beauté, demanda à parler à Charles de Châtillon.

– Suivez-moi, lui dit Charles, vous verrez le Prince.

Assis près du foyer, Talmont allait prendre quelque repos, et déjà il paraissait sommeiller.

– “Mon Prince, lui dit Charles en lui frappant doucement sur l’épaule, voici la demoiselle dont je vous ai parlé.

– “Ah ! c’est vous, mon enfant ! répondit le Prince. Eh bien ! avez-vous retrouvé votre père ?

– “Non, Monsieur ; mais si je le retrouve, je vous supplie de le rendre à notre amour.

– “Oui ; vous êtes trop bonne, trop sensible, pour ne pas obtenir cette faveur ; mais prenez garde qu’il ne vous arrive quelque accident.

– “Ah ! j’irai, je chercherai, je retrouverai mon père !

– “Allez, chère enfant, et que le ciel bénisse votre tendresse filiale.

– “Mon Prince, dit alors Charles de Châtillon, permettez-moi de vous faire observer qu’il faudrait un sauf-conduit pour cette demoiselle, et pour son père, si elle a le bonheur de le retrouver.

– “Eh bien ! écrivez, je signerai.”

La demoiselle partit le coeur plein de joie ; et, suivie de Charles, elle se rendit à la vieille prison ; elle aperçut son père appuyé sur une croisée.

– “Mon père ! s’écria-t-elle.

– “Que viens-tu faire ici ? répondit le prisonnier. Nous allons mourir.

– “Vous ne mourrez pas, voici votre grâce.”

Le prisonnier sortit à l’instant, et la demoiselle porta avec transport à ses lèvres les mains de son libérateur. Charles se retira couvert des bénédictions du peuple, baigné de larmes du père et de la fille. Au moment où il franchit le seuil de l’hôtel du Prince de Talmont, il entendit une voix qui lui criait :

– Je suis contente de toi : Courage ! fils de la Vendéenne.

– Encore, ma mère ! s’écria Charles de Châtillon, et je ne pourrai la voir ni la serrer dans mes bras.

– Qu’avez-vous, mon fils ? lui dit le Prince de Talmont, qui remarqua son émotion et l’altération de ses traits.

– Je ne sais, mon Prince ; je crois que je perds la tête ; je suis en proie à un vertige.

– Suivez-moi ; je vais passer en revue les débris de l’armée vendéenne, et les paysans de Jean Chouan : venez ; ce spectacle vous distraira.

Charles suivit le Prince hors la ville, où les deux armées étaient rangées en bataille. Il parcourut avec admiration les rangs des intrépides paysans du Maine et de l’Anjou ; il vit les quatre frères Chouan : Treton, dit Jambe-d’Argent, Tristan-l’Hermite, Taillefer, Coquereau, et plusieurs autres chefs, qui avaient organisé, dans toutes les communes de la Mayenne, le genre de guerre, connu depuis sous le nom de chouannerie ; il ne put maîtriser son enthousiasme, en voyant l’allure guerrière de cette population de Faux-Saulniers, toujours armés pour la contrebande du sel ; et depuis long-temps aguerris par leurs combats contre les gabeloux.

– Que dites-vous de nos intrépides auxiliaires ? s’écria le Prince en s’approchant de Charles de Châtillon, qu’il voyait plongé dans de profondes réflexions …

– Mon Prince, la petite Vendée pourrait réparer les désastres que nous avons éprouvés, si elle voulait changer son système de guerre.

– Je ne suis pas de votre avis, répondit M. de Talmont ; les chouans doivent continuer comme ils ont commencé ; une sorte de terrier, creusé dans le bois de Misdon, a été leur premier quartier-général ; c’est de là que les compagnons des frères Chouan se sont élancés, de nuit, pour surprendre les garnisons des petits bourgs, désarmer les gardes nationales, et démonter les ordonnances. Ils continueront la guerre dans leurs brouissailles ; ils resteront à peu près maîtres du pays, redoutables ennemis, présens partout, et visibles nulle part.

– Vous avez peut-être raison, mon Prince, pourtant il m’est avis que la chouannerie sera toujours paralysée par des mesures combinées au dehors ; elle manquera d’entraînement, et celui de la Vendée a été sublime. Elle perdra sa spontanéité, qui seule fait sa force. Les Vendéens n’avaient pas de fusils, ils en prirent à l’ennemi ; les chouans sont encore sans armes, et leurs chefs les ont malheureusement accoutumés à attendre que les Anglais leur en fournissent.

– Vous raisonnez sur la guerre comme un vieux général, dit le Prince, qui ne put s’empêcher de reconnaître la sagesse des observations du jeune officier … Dès ce moment, je vous attache à ma personne ; vous assisterez à toutes nos assemblées.

A dater de ce jour mémorable, Charles de Châtillon suivit le Prince dans ses périlleuses expéditions ; il brava cent fois la mort, comme le dernier des soldats : il eut la douleur de voir son général prisonnier des républicains, et ne put le délivrer. Déguisé en marchand d’huile, il se rendit à Laval, où le Prince devait être jugé. Il espérait le délivrer ; mais toute tentative devint impossible. Il le trouva sur la grande place de Laval, au moment où le prince franchit les marches sanglantes de l’échafaud ; il vit sa noble tête tomber sous le tranchant de la guillotine, et prit la fuite, saisi d’horreur, en proie à l’exaspération de la vengeance. En sortant de la ville, il entendit une voix qui lui criait : “Courage ! fils de la Vendéenne ; j’ai toujours les yeux ouverts sur toi ; je ne te quitte jamais ; ne me cherche pas, nous nous verrons plus tard.”

Extrait de l’article : Le fils de la Vendéenne
La Mosaïque du Midi
Publication mensuelle
Volume 5
publié par Jean Mamert Cayla